26 septembre 2007
Entretien avec Dominique Schnapper
Propos recueillis par Isabelle Albaret et Joël Roman
Pluralisme et tolérance
Poser la question des frontières entre ce qui est tolérable et ce qui ne l’est pas ne revient-il pas à se demander quelles sont les procédures, les autorités qui permettent d’aménager le pluralisme politique, culturel et religieux dans lequel nous vivons? De l’aménager non seulement autour d’un minimum de valeurs communes mais aussi à l’intérieur de limites à ne pas dépasser?
Dominique Schnapper – Le pluralisme est à la fois un fait et une valeur démocratique liée à la tolérance. Mais comment établir et nourrir un minimum de cohésion ou de lien social sur l’idée de tolérance, qui ne contient en soi aucun contenu positif?
Vivre avec l’autre, ce n’est pas le tolérer. La tolérance relève toujours soit d’un certain paternalisme soit de l’altérité radicale. Tolérer l’autre, c’est dire qu’il est autre par définition. La frontière est vite franchie entre la tolérance et le différentialisme, cette attitude qui consiste à dire que je ne connais ni ne cherche à comprendre l’autre. Je tolère seulement qu’il existe. Pour vivre ensemble, il faut plus. Vivre en démocratie implique la reconnaissance de l’autre dans son altérité mais à l’intérieur de l’humanité commune. C’est une exigence difficile que de reconnaître l’autre comme autre à l’intérieur d’une commune humanité.
La traduction politique de ce principe de reconnaissance est d’accepter les pratiques des autres aussi longtemps qu’elles ne risquent pas de remettre en cause les règles de la vie commune. Toutes les pratiques dites culturelles ne sont pas compatibles avec les règles de la vie commune des démocraties. On peut prendre l’exemple classique de l’excision. La loi et les pratiques des tribunaux la condamnent. Exciser les femmes, c’est les renvoyer à leur pure nature biologique. Il y a là une pratique contradictoire avec les valeurs démocratiques fondées sur l’égalité de dignité de tous les êtres humains. La personne humaine ne peut être définie par ses seules caractéristiques biologiques et, dans le cas de l’excision, par son sexe.
L’exemple du port du foulard est d’un autre ordre. Il est à la marge du public et du privé, dans un lieu de conflit de valeurs entre la liberté religieuse, d’un côté, et la neutralité de l’espace public commun, de l’autre. Ce problème est résolu de façon différente selon les traditions nationales. On comprend très bien qu’entre l’Angleterre et la France, malgré des valeurs communes, la solution ne soit pas la même, dans la mesure où cette question s’inscrit dans une histoire différente des relations du politique et du religieux. Le port du voile islamique relève de la gestion des contradictions normales de la société démocratique.
Imaginer la vie commune
Quelles sont les procédures par lesquelles les limites de la tolérance peuvent être fixées? Il y a d’abord le système juridique, la loi, même si elle n’est jamais totalement appliquée, entre 20% à 30% comme l’affirment les sociologues du droit. Dans l’ordre des pratiques politiques, il existe des frontières. Ceux qui recourent au terrorisme ne respectent plus les règles de la démocratie qui excluent l’utilisation de la violence pour régler les conflits. On peut évoquer l’exemple des indépendantistes canadiens-français qui respectent le résultat des urnes. Lorsqu’ils ont été battus de très peu dans un référendum sur l’indépendance, ils en ont accepté le résultat, ils ne sont pas devenus des terroristes. En revanche, les terroristes basques en Espagne ou irlandais, pour prendre des exemples étrangers, sortent des procédures démocratiques qui, par les élections et par les négociations, permettent de gérer les conflits normaux entre les hommes que sont les conflits d’identité ou d’intérêts. La violence, le terrorisme remettent en cause la gestion démocratique des conflits.
Dans les deux exemples que vous avez pris, le terrorisme et l’excision, il y a clairement un primat du politico-judiciaire, ce qui est au fond la manière classique pour les démocraties de déterminer le lieu du consensus, et donc aussi des limites. Mais avec l’arrêt Perruche, rendu par la Cour de cassation en novembre 2000 et reconnaissant un préjudice, du fait de sa naissance, à un enfant handicapé, qui statue sur ce qui est tolérable ou non en matière d’handicap ne sortons-nous pas de cette épure politico-juridique?
L’arrêt Perruche soulève un autre problème: nos sociétés ne savent plus quelles institutions disposent de la légitimité pour dire la morale. Les instances religieuses ont perdu de leur légitimité, même à l’égard de ceux qui, croyants et pratiquants, éprouvent des sentiments religieux. La République a ensuite remplacé la religion; elle a repris la morale chrétienne, mais sans Dieu et sans la transcendance. Péguy l’a fort bien décrit. Le «sois bon père, bon époux» de Jules Ferry n’est rien d’autre que la morale chrétienne, Dieu étant laissé au choix personnel de chacun. Elle est aujourd’hui également affaiblie s’il s’agit de formuler la morale.
À partir du moment où l’on remet en cause l’idée morale, où l’on rejette la légitimité morale des institutions religieuses et la légitimité du droit à l’État à faire la morale, personne ne sait plus quelles instances sont légitimes pour dire ce qui est bien. Nous sommes arrivés à cette idée, profondément démocratique, que chacun de nous est maître de se construire son propre système de valeurs et refuse qu’il lui soit dicté de l’extérieur.
Or, le fait de renvoyer chacun uniquement à sa conscience personnelle entraîne un problème de cohésion sociale. Il n’y a plus d’accord collectif sur des institutions qui auraient légitimement le droit de dire ce qu’est l’homme et ce qu’est l’humain. D’où les phénomènes de compensation qui vont de l’astrologie au spiritisme en passant par le bouddhisme ou toutes sortes de mouvements charismatiques. Qu’est-ce qu’être humain? Le scandale de l’arrêt Perruche est là, dans le fait que la Cour de cassation a semblé s’arroger le droit de statuer sur ce qui est de l’ordre du rapport à l’ultime. Au nom de quoi peut-elle porter un tel jugement?
Les mêmes questions se posent à propos de l’«homoparentalité». Si, hier, on pouvait répondre au nom de tel texte de la Bible porté par une institution ecclésiale, aujourd’hui ce n’est plus le cas. Aucun critère ne nous permet de dire qu’il est scandaleux qu’un couple d’homosexuels ait les mêmes droits à l’enfant qu’un couple hétérosexuel. Les arguments avancés dans ce débat sont psychologiques – est-ce bon ou mauvais pour les enfants? –, jamais moraux. Plus personne ne se sent le droit de dire la morale
Ce qui est intéressant dans le débat, c’est la recherche d’un point ultime au-delà duquel on juge une chose intolérable. Certains le trouvent dans le fait qu’un enfant doit avoir un père et une mère, d’autres dans la conviction que la vie humaine est, en tant que telle, absolue. Quand on évoque le droit de mourir dans la dignité, on pose la question de savoir si la vie biologique, devenue pure souffrance, a encore un sens en l’absence d’un dieu transcendant. On voit bien que notre société est à la recherche de quelque chose qui serait un point fixe au-delà duquel on sortirait de l’humain. Aucune société ne peut exister sans un minimum de valeurs partagées, sans un minimum de symbolique commune.
D’où vient l’autorité?
Les comités d’éthique, à partir du moment où ils sont composés de manière suffisamment pluraliste et prennent le temps de la délibération, ne peuvent-ils être des lieux qui contribuent à élaborer ces valeurs?
C’est l’idée qui a présidé à leur création. On a pensé que du dialogue entre des courants de pensée et de croyances différents pourrait naître une morale acceptable par tous, puisqu’il n’existe plus d’institution à laquelle on reconnaît le droit de formuler la vérité. Ces comités ont un rôle consultatif et, comme tout organisme de discussion, ils sont utiles au fonctionnement démocratique. Mais j’ai quelques doutes sur l’autorité qu’ils peuvent avoir, quelle que soit la qualité de leurs membres. Un groupe d’hommes de sciences biologiques ou médicales et des représentants de familles spirituelles différentes peut-il imposer l’idée qu’il existe des vérités collectivement partagées?
Sur les problèmes de bioéthique, par exemple, ces comités sont très prudents, très divisés. Quand Lionel Jospin, au début du mois de janvier, a annoncé qu’il allait autoriser le clonage thérapeutique, ils ont beaucoup discuté cette décision et ont voté en faveur du projet du premier ministre à une voix de majorité. Ce qui, sur un problème moral, ne peut suffire à imposer leur conclusion. Les Églises elles-mêmes connaissent souvent les mêmes problèmes.
À poser la question de l’autorité en matière éthique, on en vient à se demander si ce n’est pas une fausse question ou bien s’il n’existe pas un vide?
Le pouvoir démocratique est «vide», comme le dit Claude Lefort. Il n’est pas chargé de transmettre ou d’imposer le Bien. Il a bénéficié, pendant au moins un siècle, des légitimités traditionnelles, en particulier de la légitimité religieuse, héritage qui a été progressivement érodé comme toutes les institutions traditionnelles. Le fait que l’État n’incarne plus le Bien ni ne veuille imposer le Bien laisse un vide… Et si chacun définit son propre Bien, peut-on encore faire société?
Face à ceux qui croient encore détenir la vérité et veulent l’imposer à tous, ceux qui défendent la démocratie sont plus faibles, plus démunis. Il est plus conforme à la vérité de l’homme de se poser des questions et de ne pas donner de réponse, mais en même temps il est vrai que ceux qui donnent des réponses convaincues risquent d’être plus forts et plus mobilisés que ceux qui n’en donnent pas.
On peut prendre l’exemple des biologistes. Cette discipline a fait des progrès extraordinaires depuis une génération et de nombreux biologistes prétendent détenir aujourd’hui la vérité des comportements humains. Au moment où la société se pose des interrogations sur le fondement de la morale et sur les limites de l’humain, ces biologistes risquent de jouer un rôle dangereux. Ils donnent des réponses au nom de la science, à partir d’une discipline qui définit l’homme par la biologie. C’est inquiétant si cette explication exclut les interprétations philosophiques, historiques ou sociologiques. Certains parlent des fondements «naturels» de l’éthique. Face aux biologistes, poser l’interrogation sur le bien devient difficile. Au doute qui est une faiblesse intrinsèque de nos sociétés, ils opposent la vérité, la vérité biologique étant pour eux le tout de la vérité. Or s’il est absurde de ne pas accepter la part de vérité qui relève du biologique, il est très dangereux d’en faire la seule explication des comportements humains. Entre les différentes formes d’irrationalité en vogue, spiritisme et autres, et les scientifiques qui croient détenir la vérité, le chemin de la morale est difficile à définir et à suivre.
La notion de reconnaissance ne suppose-t-elle pas malgré tout une certaine procédure? Cette exigence qui est à la fois forme et contenu ne nous oblige-t-elle pas à accepter l’altérité de l’autre et à l’accepter dans un cadre commun?
C’est la seule attitude humaine et politique possible. Humaine, puisque c’est avec l’autre, par définition différent mais en même temps homme comme moi, que s’établit le véritable dialogue. Politique, puisque par définition nous devons vivre avec les autres tout en acceptant leur altérité. La seule issue est d’avoir des instances qui reconnaissent les différences et, en même temps, assurent les pratiques communes, celles qui permettent de gérer les différences à l’intérieur d’un système social commun dont tous acceptent les règles. Il est plus facile et économique psychiquement d’aller avec le même. Aller vers l’identique, c’est choisir le confort de l’identité, de l’entre-soi. Le dialogue avec l’autre implique toujours un effort, une acquisition, une volonté, une morale, ce qui revient à dire qu’il faut un minimum de morale commune pour vivre avec les autres. En acceptant les différences et en reconnaissant notre commune humanité et notre commune citoyenneté, la commune humanité sur le plan personnel et la commune citoyenneté sur le plan politique, nous pouvons vivre avec les autres par-delà les différences qui nous séparent d’eux.
Dominique Schnapper – Le pluralisme est à la fois un fait et une valeur démocratique liée à la tolérance. Mais comment établir et nourrir un minimum de cohésion ou de lien social sur l’idée de tolérance, qui ne contient en soi aucun contenu positif?
Vivre avec l’autre, ce n’est pas le tolérer. La tolérance relève toujours soit d’un certain paternalisme soit de l’altérité radicale. Tolérer l’autre, c’est dire qu’il est autre par définition. La frontière est vite franchie entre la tolérance et le différentialisme, cette attitude qui consiste à dire que je ne connais ni ne cherche à comprendre l’autre. Je tolère seulement qu’il existe. Pour vivre ensemble, il faut plus. Vivre en démocratie implique la reconnaissance de l’autre dans son altérité mais à l’intérieur de l’humanité commune. C’est une exigence difficile que de reconnaître l’autre comme autre à l’intérieur d’une commune humanité.
La traduction politique de ce principe de reconnaissance est d’accepter les pratiques des autres aussi longtemps qu’elles ne risquent pas de remettre en cause les règles de la vie commune. Toutes les pratiques dites culturelles ne sont pas compatibles avec les règles de la vie commune des démocraties. On peut prendre l’exemple classique de l’excision. La loi et les pratiques des tribunaux la condamnent. Exciser les femmes, c’est les renvoyer à leur pure nature biologique. Il y a là une pratique contradictoire avec les valeurs démocratiques fondées sur l’égalité de dignité de tous les êtres humains. La personne humaine ne peut être définie par ses seules caractéristiques biologiques et, dans le cas de l’excision, par son sexe.
L’exemple du port du foulard est d’un autre ordre. Il est à la marge du public et du privé, dans un lieu de conflit de valeurs entre la liberté religieuse, d’un côté, et la neutralité de l’espace public commun, de l’autre. Ce problème est résolu de façon différente selon les traditions nationales. On comprend très bien qu’entre l’Angleterre et la France, malgré des valeurs communes, la solution ne soit pas la même, dans la mesure où cette question s’inscrit dans une histoire différente des relations du politique et du religieux. Le port du voile islamique relève de la gestion des contradictions normales de la société démocratique.
Imaginer la vie commune
Quelles sont les procédures par lesquelles les limites de la tolérance peuvent être fixées? Il y a d’abord le système juridique, la loi, même si elle n’est jamais totalement appliquée, entre 20% à 30% comme l’affirment les sociologues du droit. Dans l’ordre des pratiques politiques, il existe des frontières. Ceux qui recourent au terrorisme ne respectent plus les règles de la démocratie qui excluent l’utilisation de la violence pour régler les conflits. On peut évoquer l’exemple des indépendantistes canadiens-français qui respectent le résultat des urnes. Lorsqu’ils ont été battus de très peu dans un référendum sur l’indépendance, ils en ont accepté le résultat, ils ne sont pas devenus des terroristes. En revanche, les terroristes basques en Espagne ou irlandais, pour prendre des exemples étrangers, sortent des procédures démocratiques qui, par les élections et par les négociations, permettent de gérer les conflits normaux entre les hommes que sont les conflits d’identité ou d’intérêts. La violence, le terrorisme remettent en cause la gestion démocratique des conflits.
Dans les deux exemples que vous avez pris, le terrorisme et l’excision, il y a clairement un primat du politico-judiciaire, ce qui est au fond la manière classique pour les démocraties de déterminer le lieu du consensus, et donc aussi des limites. Mais avec l’arrêt Perruche, rendu par la Cour de cassation en novembre 2000 et reconnaissant un préjudice, du fait de sa naissance, à un enfant handicapé, qui statue sur ce qui est tolérable ou non en matière d’handicap ne sortons-nous pas de cette épure politico-juridique?
L’arrêt Perruche soulève un autre problème: nos sociétés ne savent plus quelles institutions disposent de la légitimité pour dire la morale. Les instances religieuses ont perdu de leur légitimité, même à l’égard de ceux qui, croyants et pratiquants, éprouvent des sentiments religieux. La République a ensuite remplacé la religion; elle a repris la morale chrétienne, mais sans Dieu et sans la transcendance. Péguy l’a fort bien décrit. Le «sois bon père, bon époux» de Jules Ferry n’est rien d’autre que la morale chrétienne, Dieu étant laissé au choix personnel de chacun. Elle est aujourd’hui également affaiblie s’il s’agit de formuler la morale.
À partir du moment où l’on remet en cause l’idée morale, où l’on rejette la légitimité morale des institutions religieuses et la légitimité du droit à l’État à faire la morale, personne ne sait plus quelles instances sont légitimes pour dire ce qui est bien. Nous sommes arrivés à cette idée, profondément démocratique, que chacun de nous est maître de se construire son propre système de valeurs et refuse qu’il lui soit dicté de l’extérieur.
Or, le fait de renvoyer chacun uniquement à sa conscience personnelle entraîne un problème de cohésion sociale. Il n’y a plus d’accord collectif sur des institutions qui auraient légitimement le droit de dire ce qu’est l’homme et ce qu’est l’humain. D’où les phénomènes de compensation qui vont de l’astrologie au spiritisme en passant par le bouddhisme ou toutes sortes de mouvements charismatiques. Qu’est-ce qu’être humain? Le scandale de l’arrêt Perruche est là, dans le fait que la Cour de cassation a semblé s’arroger le droit de statuer sur ce qui est de l’ordre du rapport à l’ultime. Au nom de quoi peut-elle porter un tel jugement?
Les mêmes questions se posent à propos de l’«homoparentalité». Si, hier, on pouvait répondre au nom de tel texte de la Bible porté par une institution ecclésiale, aujourd’hui ce n’est plus le cas. Aucun critère ne nous permet de dire qu’il est scandaleux qu’un couple d’homosexuels ait les mêmes droits à l’enfant qu’un couple hétérosexuel. Les arguments avancés dans ce débat sont psychologiques – est-ce bon ou mauvais pour les enfants? –, jamais moraux. Plus personne ne se sent le droit de dire la morale
Ce qui est intéressant dans le débat, c’est la recherche d’un point ultime au-delà duquel on juge une chose intolérable. Certains le trouvent dans le fait qu’un enfant doit avoir un père et une mère, d’autres dans la conviction que la vie humaine est, en tant que telle, absolue. Quand on évoque le droit de mourir dans la dignité, on pose la question de savoir si la vie biologique, devenue pure souffrance, a encore un sens en l’absence d’un dieu transcendant. On voit bien que notre société est à la recherche de quelque chose qui serait un point fixe au-delà duquel on sortirait de l’humain. Aucune société ne peut exister sans un minimum de valeurs partagées, sans un minimum de symbolique commune.
D’où vient l’autorité?
Les comités d’éthique, à partir du moment où ils sont composés de manière suffisamment pluraliste et prennent le temps de la délibération, ne peuvent-ils être des lieux qui contribuent à élaborer ces valeurs?
C’est l’idée qui a présidé à leur création. On a pensé que du dialogue entre des courants de pensée et de croyances différents pourrait naître une morale acceptable par tous, puisqu’il n’existe plus d’institution à laquelle on reconnaît le droit de formuler la vérité. Ces comités ont un rôle consultatif et, comme tout organisme de discussion, ils sont utiles au fonctionnement démocratique. Mais j’ai quelques doutes sur l’autorité qu’ils peuvent avoir, quelle que soit la qualité de leurs membres. Un groupe d’hommes de sciences biologiques ou médicales et des représentants de familles spirituelles différentes peut-il imposer l’idée qu’il existe des vérités collectivement partagées?
Sur les problèmes de bioéthique, par exemple, ces comités sont très prudents, très divisés. Quand Lionel Jospin, au début du mois de janvier, a annoncé qu’il allait autoriser le clonage thérapeutique, ils ont beaucoup discuté cette décision et ont voté en faveur du projet du premier ministre à une voix de majorité. Ce qui, sur un problème moral, ne peut suffire à imposer leur conclusion. Les Églises elles-mêmes connaissent souvent les mêmes problèmes.
À poser la question de l’autorité en matière éthique, on en vient à se demander si ce n’est pas une fausse question ou bien s’il n’existe pas un vide?
Le pouvoir démocratique est «vide», comme le dit Claude Lefort. Il n’est pas chargé de transmettre ou d’imposer le Bien. Il a bénéficié, pendant au moins un siècle, des légitimités traditionnelles, en particulier de la légitimité religieuse, héritage qui a été progressivement érodé comme toutes les institutions traditionnelles. Le fait que l’État n’incarne plus le Bien ni ne veuille imposer le Bien laisse un vide… Et si chacun définit son propre Bien, peut-on encore faire société?
Face à ceux qui croient encore détenir la vérité et veulent l’imposer à tous, ceux qui défendent la démocratie sont plus faibles, plus démunis. Il est plus conforme à la vérité de l’homme de se poser des questions et de ne pas donner de réponse, mais en même temps il est vrai que ceux qui donnent des réponses convaincues risquent d’être plus forts et plus mobilisés que ceux qui n’en donnent pas.
On peut prendre l’exemple des biologistes. Cette discipline a fait des progrès extraordinaires depuis une génération et de nombreux biologistes prétendent détenir aujourd’hui la vérité des comportements humains. Au moment où la société se pose des interrogations sur le fondement de la morale et sur les limites de l’humain, ces biologistes risquent de jouer un rôle dangereux. Ils donnent des réponses au nom de la science, à partir d’une discipline qui définit l’homme par la biologie. C’est inquiétant si cette explication exclut les interprétations philosophiques, historiques ou sociologiques. Certains parlent des fondements «naturels» de l’éthique. Face aux biologistes, poser l’interrogation sur le bien devient difficile. Au doute qui est une faiblesse intrinsèque de nos sociétés, ils opposent la vérité, la vérité biologique étant pour eux le tout de la vérité. Or s’il est absurde de ne pas accepter la part de vérité qui relève du biologique, il est très dangereux d’en faire la seule explication des comportements humains. Entre les différentes formes d’irrationalité en vogue, spiritisme et autres, et les scientifiques qui croient détenir la vérité, le chemin de la morale est difficile à définir et à suivre.
La notion de reconnaissance ne suppose-t-elle pas malgré tout une certaine procédure? Cette exigence qui est à la fois forme et contenu ne nous oblige-t-elle pas à accepter l’altérité de l’autre et à l’accepter dans un cadre commun?
C’est la seule attitude humaine et politique possible. Humaine, puisque c’est avec l’autre, par définition différent mais en même temps homme comme moi, que s’établit le véritable dialogue. Politique, puisque par définition nous devons vivre avec les autres tout en acceptant leur altérité. La seule issue est d’avoir des instances qui reconnaissent les différences et, en même temps, assurent les pratiques communes, celles qui permettent de gérer les différences à l’intérieur d’un système social commun dont tous acceptent les règles. Il est plus facile et économique psychiquement d’aller avec le même. Aller vers l’identique, c’est choisir le confort de l’identité, de l’entre-soi. Le dialogue avec l’autre implique toujours un effort, une acquisition, une volonté, une morale, ce qui revient à dire qu’il faut un minimum de morale commune pour vivre avec les autres. En acceptant les différences et en reconnaissant notre commune humanité et notre commune citoyenneté, la commune humanité sur le plan personnel et la commune citoyenneté sur le plan politique, nous pouvons vivre avec les autres par-delà les différences qui nous séparent d’eux.