par Guy Desbiens
Tout doit-il être démocratique dans la démocratie ? L’institution scolaire doit-elle ainsi, au nom d’une conception erronée de l’égalité, renoncer à sa nature et à sa mission ? C’est qu’en effet, aujourd’hui, l’autorité n’a plus bonne presse et elle semble même désormais totalement inconcevable, absolument intempestive, à l’Ecole. L’autorité répugne ainsi aux nouveaux « pédagogues » qui exigent des éducateurs toutes les vertus grâce auxquelles ils pourront mériter le respect de ceux qu’ils ont pour tâche d’éduquer.
C’est oublier que l’autorité n’est pas la récompense mais la condition de l’éducation… Un véritable renversement des valeurs qui n’a rien d’anodin, car il peut conduire à ruiner la relation maître-élèves ! C’est ce que Guy Desbiens cherche à montrer dans cet article en réhabilitant la notion d’autorité et en faisant même de l’autorité magistrale un paradigme fondateur pour l’ordre scolaire. Le maître (magister) n’est pas celui qui domine (dominus) mais celui qui élève. Ce qui « fait autorité », c’est donc la vérité d’une œuvre qui, pour être reconnue à celui qui en est l’auteur, reste accomplie en commun, puisqu’elle doit encore être conquise par ceux qui se l’approprient dans cette re-connaissance.
Article paru dans les revues L'Agrégation (n° 452, août-septembre 2011) et La Quinzaine universitaire (n° 1338 du 10 septembre 2011) – avec les remerciements de Mezetulle pour l’autorisation de reprise.
On attend, au sein de l’institution, beaucoup des professeurs : l’excellence pédagogique, le professionnalisme, l’investissement sans faille en faveur de la réussite des élèves, etc. On y défend cependant de moins en moins ces mêmes professeurs lorsqu’ils sont, de toutes parts, contestés dans leur autorité, c’est-à-dire précisément dans leur maîtrise reconnue d’un savoir et leur vocation à l’enseigner. C’est pourquoi l’incompréhension de l’idée d’autorité, et son désaveu paradoxal, pourraient apparaître comme un facteur non négligeable de la crise actuelle d’une École oublieuse de son paradigme fondateur.
Autorité, liberté et reconnaissance
L’autorité n’est pas la force. Celui qui recourt à la violence, verbale ou physique, n’agit pas par autorité puisqu’il ne se fait pas respecter par lui-même, par le seul discours. L’autorité s’impose d’elle-même et ceux qui obéissent conservent toujours le pouvoir de désobéir tout en renonçant volontairement à cette possibilité. La force, la contrainte, relèvent de l’involontaire traduisant le règne de la nature : on se soumet à la puissance lorsqu’on ne peut s’y soustraire. L’autorité, déterminant une relation proprement humaine, volontaire, du commandement et de l’obéissance, fait entrer dans le règne de la liberté.
L’autorité est donc la qualité de celui qui sait se faire obéir, hors de toute contrainte, par la parole. Cependant, l’autorité n’est pas non plus n’importe quel usage de la parole. Elle ne s’obtient pas par le moyen de la persuasion, qui n’est qu’une forme de contrainte plus subtile, aliénant le consentement d’autrui par le jeu des affects, ou en raison d’un ascendant psychologique, ou encore au moyen des artifices rhétoriques du langage. La parole qui fait autorité doit convaincre de son bien fondé : elle doit être rationnelle et s’adresse à la faculté de penser de celui qui, en obéissant, comprend la légitimité de ce qui lui est prescrit.
Enfin, si nous obéissons parce que nous le voulons bien, c’est que nous reconnaissons l’autorité que nous approuvons librement. Et comme toute reconnaissance estime la valeur de celui qu’elle reconnaît, il reste à savoir pourquoi nous attribuons de la valeur – et quelle valeur – à celui que nous reconnaissons.
Tradition, charisme et légalité
Il y a selon Max Weber « trois fondements de la légitimité » décrits dans Le savant et le politique : l’autorité respectée par coutume, c’est-à-dire le « pouvoir traditionnel », l’autorité inhérente à la grâce personnelle, le « pouvoir charismatique » et enfin celle qui est fondée sur une compétence rationnellement établie par des statuts au sein de l’Etat, le « pouvoir légal ».
Cependant, l’autorité légitime ne relève pas d’un rapport de domination (traditionnel, charismatique, institutionnel) mais d’une relation d’obéissance entre des êtres libres et conscients de leur liberté. Ce qui fait réellement valeur ne se justifient pas par l’usage ou l’habitude sociale, par le prestige personnel et pas seulement par le respect d’une compétence. L’autorité magistrale, reconnaissance consciente et volontaire d’une parole rationnellement fondée, est ce qui institue – et non ce qui est instituée par – la relation maître/élève.
Il faut aller encore plus loin : et comme l’a compris Hanna Arendt, l’autorité que nous exerçons sur autrui nous est conférée par ce qui nous en fait l’obligation. Il y a ainsi une « autorité parentale », au sein de l’institution de la famille, qui est corrélative de l’obligation de donner aux enfants une éducation vraiment humaine. Il y a aussi une « autorité politique », pour ce cas très particulier de l’État, « monopole de la violence légitime », qui fonde un usage circonscrit de la force lorsque le droit est menacé. Morale et droit fondent les institutions de la famille et de l’État ; l’institution de l’École se fonde évidemment sur la valeur du savoir.
De l’hétéronomie à l’autonomie
Ce qui a le plus de valeur c’est, en l’homme, l’institution de l’humanité, dont l’idée la plus haute se rapporte à la formation de l’esprit. L’autorité magistrale est en cela paradigmatique, ayant pour vocation de changer par l’éducation celui qui tombe sous sa tutelle. Le maître (magister) n’est pas celui qui domine (dominus) mais celui qui élève. Ce qui « fait autorité », c’est donc la vérité d’une œuvre qui, pour être reconnue à celui qui en est l’auteur, reste accomplie en commun, puisqu’elle doit encore être conquise par ceux qui se l’approprient dans cette re-connaissance.
Comment concilier finalement autorité et liberté ? En tant que ce sont les hommes qui font les hiérarchies et que l’ordre scolaire n’est pas figé et immuable. L’autorité éducative libère puisqu’elle affranchit les hommes de la servitude la plus insidieuse : celle de l’ignorance qui prédispose à toutes les autres servitudes. Mais dans l’ordre scolaire, l’autorité s’accomplit en produisant son propre dépassement, puisqu’elle contribue à l’éducation de sujets libres. Et la liberté n’existe que comme libération. Il faut commencer par se mettre sous la tutelle d’une autre liberté pour apprendre, dans un effort progressif, à se former soi-même, s’instruire et finalement se libérer, devenir son propre maître et sa propre autorité.
L’autorité est un héritage (le maître tient le savoir d’un autre) et un legs (le maître se doit de transmettre ce savoir aux autres). C’est que le savoir est une œuvre collective à préserver et en devenir : l'École est dépositaire du travail des siècles et elle s'en remet à la postérité tout en lui offrant les éléments de son propre progrès.
Une crise de l’autorité ?
Le plaidoyer qu’on vient de lire en faveur de l’autorité est aujourd’hui absolument impossible. C’en est fini de l’autorité et il faut s’en réjouir pour les uns ou en désespérer pour les autres, mais tous seront sceptiques ou désabusés. L’institution est aujourd’hui fragilisée, voire déliquescente : les professeurs peuvent y être confrontés aux invectives, insultes, agressions verbales et physiques… C’est parfois l’École qui est symboliquement comme matériellement attaquée par les actes de malveillance les plus graves. Les élèves sont eux-mêmes les premières victimes de ce déclin, quand c’est la possibilité de l’enseignement et des études, dans la sérénité et le sérieux, qui disparaît peu à peu de certains établissements scolaires.
Mais c’est l’École elle-même qui est désormais accusée par les théoriciens de la « pédagogie » contemporaine : la violence à l’École, qui ne peut plus être sous-estimée, ne serait que la réaction à la violence institutionnelle exercée par l’École ! La relation maîtres-élèves correspondrait à une relation de dominants à dominés, dont la révolte serait un avatar de la lutte des classes… C’est cette sociologie fantaisiste qui a conduit à affirmer la spontanéité des élèves, c’est-à-dire leur autonomie immédiate, qui suppose acquis ce que l’éducation se doit précisément de former. Et inversement, ce sont les professeurs qui seraient tenus de ce point de vue à multiplier les médiations pour justifier leur autorité, ce qui revient précisément à consacrer son abandon.
Ce qui s’est imposé dans l’institution scolaire est donc le renversement des valeurs. Invoquer ainsi l’émancipation des élèves indépendamment de l’accès laborieux au savoir, revient à justifier insidieusement le désordre au sein de l’École. Et, par réaction, proclamer la nécessité de restaurer l’autorité des maîtres, comme le font parfois avec raison les pouvoirs publics, en négligeant néanmoins l’exigence d’une véritable transmission culturelle qui peut seule la rendre légitime, n’est que l’occasion offerte aux bien-pensants de dénoncer le rétablissement insupportable d’une forme d’autoritarisme odieux. Nous touchons là à l’erreur commune au « pédagogisme » et à un certain syndicalisme qui, pour le premier, exige cyniquement le dévouement intégral des professeurs à une tâche d’éducation qu’il contribue à rendre impossible par les mesures qui ont la prétention de la renouveler et qui, pour le second, réclame obstinément les moyens pour l’accomplir en occultant ainsi les renoncements qu’elle présuppose.
Ce qui se cache derrière la crise de l’autorité pourrait donc bien être la crise de l’École. Et en exigeant, sans aucune ambiguïté, le rétablissement de l’autorité des maîtres, le corps enseignant ne fait qu’exprimer une revendication essentielle : la défense de la valeur culturelle de la fonction magistrale.
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© Guy Desbiens, L'Agrégation, La Quinzaine universitaire, 2011
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