Les illettrés de l'instruction publique
par Guy Desbiens (1)
En ligne le 13 août 2014
À propos de l'école et de sa sempiternelle
réforme, Guy Desbiens souligne ici un paradoxe récurrent, le
paradoxe du pompier incendiaire : en versant des larmes de crocodile sur
l'état de l'école, les réformateurs ne font que
déplorer l'effet des mesures qu'ils ont mises en œuvre depuis de
longues années. On attend aujourd’hui de l’école ce qu’on s’est toujours
obstiné à détruire au sein même de celle-ci : la
valeur culturelle des savoirs enseignés et les formes
traditionnelles de cet enseignement. On prétend conjurer « l'échec de
l'école » en réitérant les réformes qui précisément l'ont
produit.
Pourquoi les réformes qui prétendaient rendre l'École plus juste
ont-elles produit l'effet inverse ? Que cette question sous-entende un
constat assumé par ceux qui en furent les artisans devrait
nous inviter à la plus grande vigilance : car ce sont les mêmes qui
condamnaient jadis l'École pour son élitisme, qui déplorent désormais
les inégalités qu'elle accentue, reconnaissant
rétrospectivement et involontairement qu'elle fut toujours plus
juste qu'aujourd'hui. Les « experts » en « sciences de l’éducation » et
les divers théoriciens des réformes,
qui ont imposé aux gouvernants les pires choix en matière de
politique éducative, éludent constamment leur responsabilité, et tirent
même profit des échecs qu'ils ont eux-mêmes provoqués,
dénonçant aujourd’hui l’inadéquation de l’École aux réalités
sociales ou économiques et en appelant ainsi, de nouveau, à de nouvelles
réformes. Le dernier projet de loi d’orientation, faisant
suite à la pseudo-concertation et au Rapport « Refondons l’École de
la République », n’a fait malheureusement que confirmer les mêmes
erreurs : la « refondation », ainsi
invoquée dans la plus grande ambiguïté, ne fut en réalité que la
poursuite des réformes antérieures et elle dissimula indument dans sa
rhétorique républicaine le même projet de destitution de
l’École.
Et si la « démocratisation », qu'il suffit d'invoquer aujourd’hui
s'agissant de l'École pour qu'on croie qu'elle sera suivie des meilleurs
effets, ne répondait pas à un réel souci de justice,
mais servait d'alibi aux réformes qui cherchent à liquider
progressivement, dans l'enseignement de masse, toute référence à une
transmission exigeante du savoir ?
C’est là en effet le présupposé et les conséquences d’un certain
type de discours qui s’est imposé à tous les niveaux de la hiérarchie du
système scolaire et que nous désignerons, faute de mieux,
le « discours pédagogique » : un discours qui s’institue désormais
comme un dispositif idéologique dont il nous faut analyser les
principes, montrer l’inconsistance et dénoncer les
dangers. On attend aujourd’hui de l’École ce qu’on s’est toujours
obstiné à détruire au sein même de celle-ci : la valeur culturelle des
savoirs enseignés et les formes traditionnelles de
cet enseignement. On attend aujourd’hui toujours plus du corps
enseignant, le dévouement, le professionnalisme, l’investissement sans
faille dans l’exercice de leur mission éducative : mais
on estime ainsi pouvoir exiger de lui ce qu’on s’emploie précisément
à rendre impossible.
Le déclin de l’École ne justifie donc pas de nouvelles réformes : il
s’explique par celles-ci. C’est ce que nous aimerions faire comprendre.
C’est en tout cas ce que le philosophe Alain
avait déjà compris qui affirmait à propos des réformes :
« on le savait ; nul n'avait là-dessus le
moindre doute. Mais on a fait l'essai, parce que les raisons de l'échec
si exactement prédit sont de celles qu'on ne veut
point dire ; et aussi parce que les essais sont décidés en partie
par des hommes qui enseignaient bien, mais qui n'enseignent plus ; en
partie par d'autres qui enseignaient mal et qui, par cette
raison même, ont choisi d'administrer ; en partie par les hommes des
bureaux, qui n'ont jamais enseigné, qui n'en seraient point capables,
et que je me permets d'appeler les illettrés de
l'instruction publique » (Propos sur l’éducation XLIII, du10 mars 1928).
1 - Texte repris avec l'aimable autorisation du Journal académique du SNALC, Académie de Lille, n° 153, mars 2014, et les remerciements de
Mezetulle. Voir les autres articles de Guy Desbiens en ligne sur
Mezetulle.