Philippe Bilger : pourquoi je ne parcipe pas à «la marche républicaine»
FIGAROVOX/HUMEUR
- Notre chroniqueur a décidé de s'abstenir de participer à la grande
marche citoyenne de ce dimanche. Il s'en explique dans FigaroVox.
Chaque semaine, Philippe Bilger
prend la parole, en toute liberté, dans FigaroVox. Il est magistrat
honoraire et président de l'Institut de la parole. Son dernier livre,
«Contre la justice laxiste», a été publié aux Éditions de l'Archipel
(2014). Il publie également sur sa chaîne Youtube des entretiens avec
plusieurs personnalités. Sa prochaine oeuvre, un roman judiciaire
intitulé «72 heures» (Lajouanie) est disponible depuis le 4 décembre.
Suis-je
un citoyen indigne, pour tout dire un salaud, parce que je ne vais pas
«marcher contre la terreur», pour écrire comme Le Monde, ou «me lever
contre le terrorisme», selon l'exhortation du président de la
République?
Je pourrais déjà tenter de m'absoudre en soulignant
que cette immense émotion, depuis le 7 janvier, et qui culminera le 11
va représenter, sur un mode pervers, la victoire odieuse de criminels
qui ont atteint leur but puisque l'ampleur de l'indignation était
probablement espérée par ces sanguinaires de l'intégrisme. Notre pays
certes solidaire a ainsi, aussi, manifesté la gravité des blessures qui
lui ont été causées.
En ce sens, il est clair que cette «marche
républicaine» va être purement symbolique, quoique multiforme,
puisqu'elle ne va rigoureusement pas avoir le moindre effet sur les
menaces, les attentats, les représailles et les tragédies à venir et
qu'elle n'est destinée, dans une sorte de béatitude collective
satisfaite d'elle-même, qu'à persuader la nation que durant quelques
jours elle aura été à peu près unie.
J'entends bien que cette
argumentation peut apparaître mesquine en refusant à la communauté
nationale le droit de se faire du bien parce qu'elle se rassemble autour
de l'abjecte malfaisance de Charlie Hebdo, de la policière abattue à
Montrouge, des quatre otages supprimés dans l'épicerie casher.
Avec
des assassins que nos forces de police exemplaires ne pouvaient que
blesser mortellement puisque leur rêve était de mourir en «martyrs» et
que probablement ils le sont devenus pour des admirateurs, des émules,
leurs inspirateurs et si on se fonde sur les innombrables messages
téléphoniques de haine et de violence adressés à divers commissariats
dans la soirée du 9.
J'ose soutenir, si cette
compétition n'était pas indécente et absurde, avoir éprouvé autant de
révolte, d'indignation et de besoin de justice que quiconque devant ces
actes répétés innommables. Ces sentiments ne conduisent pas forcément à
la fusion de dimanche.
Mais y aurait-il une obligation à la fois
morale et civique qui contraindrait «l'honnête homme» à se rendre dans
ce défilé dominical qui va mêler tant de publics hétérogènes, tant de
pensées contradictoires, pour ne pas dire incompatibles, tant
d'attitudes conventionnelles, tant d'hypocrisies à tant d'illusions?
Cette union nationale qui ne pointe son visage emblématique qu'après les désastres et pour si peu de temps.
Malgré
le comportement apparemment irréprochable de nos gouvernants, le
soupçon de l'instrumentalisation politique d'une terrifiante douleur qui
aurait pu demeurer sincère avec plus de discrétion et un Etat moins
omniprésent.
Dans cette «marche contre la terreur», combien sont
profondément épris de la liberté d'expression sous toutes ses latitudes,
et pas seulement de celle de Charlie Hebdo? Combien, au contraire, ne
se sont souvenus de cette dernière qu'après les massacres, défenseurs
opportunistes sur lesquels le dessinateur Willem et Charlie Hebdo
«vomissent»?
Pour se lever contre le terrorisme au sein d'une
multitude, encore faut-il être assuré que l'humanisme n'est pas
hémiplégique et que pour d'autres causes jugées moins nobles, moins
«porteuses», on ne moquerait pas notre exigence de sécurité au nom d'une
idéologie discutable et compassionnelle?
Combien, dans cette
masse, pourront dire, en conscience, comme Patrick Modiano a su
magnifiquement l'exprimer dans son seul commentaire sur ces crimes,
qu'ils rejettent toute violence?
Que signifie ce consensus
factice, cette concorde superficielle qui prétendent, au prétexte que
nous aurions le cœur sec en nous abstenant, faire oublier, sans y
parvenir, les déchirements, les fractures, les divisions profondes de la
France?
Le verbe, la résistance de proclamation et défiler
seraient-ils essentiels alors que, se recueillant sur le passé si proche
encore, ils n'auront pas la moindre incidence sur le futur?
Est-il
honteux de proférer que plutôt que de concevoir cette phénoménale
marche internationale, avec un incroyable risque d'insécurité, il
n'aurait pas mieux valu, modestement, efficacement, appréhender l'avenir
pour convaincre le citoyen que non seulement il ne doit pas avoir peur
mais que notre état de droit rendra, autant que faire se peut,
inconcevable cette angoisse parce que notre démocratie sera mieux armée,
saura mieux suivre et contrôler, sera moins laxiste et libérera moins
vite?
Les destinées des trois assassins abattus auraient dû être
prioritaires plus qu'une grande messe républicaine sans conséquence
opératoire.
Et lundi, on fera quoi?
Non, décidément, je ne crois pas être un salaud parce que je vais m'abstenir aujourd'hui.