29 décembre 2013
Entretien avec Muriel Salmona
« La réalité des violences sexuelles est l’objet d’un déni massif »
Anna Musso
Au
moment où la ministre des Droits des femmes, Najat Vallaud-Belkacem,
s’apprête à présenter un projet de loi-cadre pour l’égalité entre les
femmes et les hommes au Parlement, Muriel Salmona,
psychiatre-psychothérapeute, publie dans son dernier livre, des chiffres
alarmants sur les violences faites aux femmes en France, et dénonce
l’absence de prise en charge globale, médicale, sociale et judiciaire
des victimes.
Dès l’introduction de votre Livre noir
des violences sexuelles [1],
vous précisez que les violences sexuelles sont en augmentation, et que
les victimes sont à 80 % des femmes. Cette situation paraît aberrante
dans notre pays, au XXIe siècle…
Muriel Salmona : Malheureusement, les chiffres sont catastrophiques. Toutes les enquêtes le montrent, les victimes sont issues de tous les milieux sociaux et de toutes les catégories professionnelles, et les violences sexuelles sont commises essentiellement par des hommes, par des proches ou quelqu’un de connu par la victime dans 80 % des cas. Malgré le Mouvement de libération des femmes (MLF) et les progrès en matière d’égalité ces quarante dernières années, nous sommes encore loin du compte concernant les violences, les discriminations et les inégalités subies par les femmes en France.
Concernant les violences conjugales, 10 % des femmes en ont subi dans l’année écoulée ; pour les viols, les chiffres sont aussi effrayants : 75 000 femmes sont violées par an, et plus de 150 000 si l’on rajoute les mineures ! Une femme meurt tous les deux jours et demi sous les coups de son conjoint en France. Ces chiffres ne se sont pas améliorés, ils ont même augmenté.
Nous vivons une réalité absolument impensable dans une société comme la nôtre.
Vous voulez dire que notre société se rend complice de ces violences, en n’écoutant pas assez les victimes et en ne les protégeant pas ?
Muriel Salmona : La réalité des violences sexuelles est l’objet d’un déni massif. Notre société se préoccupe peu des violences subies par les femmes et ne fait rien ou presque pour les dénoncer, poursuivre les agresseurs, ni aider les victimes ! De ce fait, il existe une loi du silence incroyable puisque moins de 8 % des femmes violées osent porter plainte : seuls 2 % des viols conjugaux et des violences sexuelles intrafamiliales font l’objet de plaintes. Et au final, ces plaintes aboutissent à seulement 1,5 à 2 % de condamnations en justice, et la plupart des viols sont transformés en agressions sexuelles !
La gravité de ce crime n’est pas réellement prise en compte dans notre société et l’impunité règne. De plus, les droits essentiels des victimes à la sécurité et aux soins ne sont pas respectés. Les femmes en danger bénéficient rarement d’une protection efficace. Une récente étude montre qu’en Île-de-France 67 % des femmes interrogées ont peur dans les transports en commun, dans leur quartier le soir, ou à leur domicile, contre 34 % des hommes.
Vous montrez aussi que le lieu de travail est un endroit privilégié des agressions sexuelles en France…
Muriel Salmona : C’est sur le lieu de travail que 4,7 % des viols et 25 % des agressions sexuelles sont commis. Selon les statistiques européennes, les univers du soin sont les lieux où il y a le plus de violences sexuelles, avec ceux de la restauration et de l’hôtellerie. Cette grande violence sexuelle et sexiste au travail est particulière à la France. Elle se déroule en toute impunité, sous le couvert d’une « séduction à la française », « d’humour », ou parce que ce serait, selon des expressions machistes couramment utilisées, la « faute » des femmes elles-mêmes, de leur tenue, de leur comportement jugé « inconscient » ou « provocateur »…
Vous insistez sur le fait que ces violences n’ont rien à voir avec le désir, la sexualité masculine ou la séduction… De quel registre relèvent-elles ?
Muriel Salmona : Désirer et aimer sont le contraire d’instrumentaliser une personne pour son propre compte. Les violences sexuelles sont des armes pour détruire l’autre, le soumettre et le réduire à l’état d’objet et d’esclave. Ce sont les violences qui entraînent le plus de traumatismes psychiques. Elles font partie de la mise en place de la domination masculine et de la volonté d’exclure les femmes de divers univers, dont celui du marché du travail et des postes à responsabilité. Les stéréotypes sexistes voudraient faire croire que la sexualité masculine a des besoins incontrôlables qui doivent et ont le droit de s’exercer sur la femme.
Comment analysez-vous cette loi du silence qui est même relayée par les acteurs médico-sociaux ?
Muriel Salmona : Dans l’univers médico-social, il existe une tolérance des violences envers les femmes et, même s’il y a une féminisation du secteur médical, la majorité des personnes ayant des postes à haute responsabilité sont des hommes soucieux pour la plupart de conserver leurs privilèges patriarcaux. Puis, en médecine, la souffrance psychologique issue de violences est l’objet de déni ou de mépris. En France, alors que depuis presque trente ans on sait reconnaître et traiter les conséquences psychotraumatiques des violences, celles-ci ne sont toujours pas enseignées pendant les études de médecine !
Et pourtant, vous montrez combien les conséquences de cette loi du silence et de ce manque de prise en charge sont lourdes pour les victimes…
Muriel Salmona : Elles sont dramatiques, parce que non seulement les victimes ne sont pas repérées, donc on ne leur donne pas la protection et les soins qu’elles devraient recevoir, mais en plus elles sont culpabilisées. Elles se retrouvent isolées, souvent exclues, voire marginalisées, à subir de nouvelles violences.
Alors que les soins sont efficaces, la plupart des victimes n’en bénéficient pas et développent des symptômes traumatiques, qui les poursuivent tout au long de leur vie. Lorsque personne ne vient à leur secours, et ne rétablit du sens et de l’humain, tous les systèmes de défenses psychologiques sont mis à mal.
La victime, lors des violences, éprouve un stress si important que des mécanismes neurobiologiques de survie se mettent en place au prix de l’installation d’une dissociation et d’un grave trouble de la mémoire, appelé la mémoire traumatique. C’est une mémoire qui, comme une bombe à retardement, fait revivre toutes les violences subies et la mise en scène terrorisante et culpabilisante créée par l’agresseur.
C’est une torture qui oblige les victimes à mettre en place des stratégies de survie coûteuses pour leur santé et leur estime de soi (conduites d’évitement et conduites à risque pour s’anesthésier : mises en danger, addictions). L’absence de prise en charge est donc une perte de chance considérable pour la victime et un véritable scandale de santé publique.
Justement, les politiques ont-ils conscience de leurs rôles ? Existe-t-il assez de lois contre les violences faites aux femmes ?
Muriel Salmona : C’est très particulier, nous possédons un système de lois assez complet… mais qui n’est pas appliqué ! Par exemple, nous avons une définition du viol dans nos textes, mais, en pratique, le viol n’est jamais reconnu comme tel. Il existe un nombre incalculable d’affaires classées ou de non-lieux faute de rechercher des éléments de preuve et des faisceaux d’indices pouvant qualifier suffisamment le viol…
Que préconisez-vous pour que ces affaires soient jugées plus efficacement et que les victimes soient enfin reconnues et aidées ?
Muriel Salmona : Il est urgent d’améliorer la formation de tous les professionnels rencontrés par les victimes : des policiers aux juges et aux procureurs, en passant par les soignants et les enquêteurs, tous doivent posséder une meilleure connaissance de la réalité des violences et des traumatismes des victimes pour ne pas passer à côté d’elles. Ils doivent pouvoir reconnaître les symptômes présentés par la victime comme des éléments de preuve et non comme des éléments disqualifiant leur parole. Je pense, par exemple, à la sidération qui empêche la victime de réagir, aux troubles de la mémoire et aux conduites d’évitement qui l’empêchent de parler, aux symptômes dissociatifs, où elle semble déconnectée et peut raconter avec détachement des violences graves qu’elle a subies. En tant que professionnels, ils ne doivent pas se méprendre sur l’apparente « bonne réaction » des victimes ou croire qu’elles leur mentent, celles qui semblent le moins touchées peuvent, au contraire, se trouver dans un profond état de dissociation et d’anesthésie émotionnelle générées par leurs agressions.
Comment analysez-vous le rôle de la société sur les stéréotypes liés aux femmes ?
Muriel Salmona : Je pense qu’il faut en finir avec la vision pornographique de la sexualité que nous imposent la société et l’industrie du porno. Nous sommes contaminés par une vision instrumentalisant les femmes, censées aimer des actes sexuels violents ou humiliants. Le porno érige en norme le fait que les femmes soient des corps à la disposition des hommes. Il est aussi globalement considéré « normal » que la sexualité masculine soit irrépressible et violente, ce qui aurait pour conséquence également « normale » que ce sont les femmes qui doivent la contrôler en faisant attention à leur comportement !
Le Collectif national pour les droits des femmes (CNDF) se bat depuis plusieurs années pour le vote d’une loi-cadre contre les violences faites aux femmes. Lundi 16 septembre, un projet de loi pour l’égalité entre les femmes et les hommes va être présenté au Sénat par la ministre des Droits des femmes, Najat Vallaud-Belkacem. En l’état, ce texte vous paraît-il suffisant ?
Muriel Salmona : Najat Vallaud-Belkacem avait présenté, le 3 juillet dernier en Conseil des ministres, le projet de loi-cadre pour l’égalité entre les femmes et les hommes. Ce texte présente un volet sur la protection des femmes victimes de violences, dans lequel on retrouve des mesures phares, comme renforcer le dispositif d’ordonnance de protection et généraliser le téléphone grand danger au 1er janvier 2014.
L’ensemble de ces mesures représentent une réelle avancée, mais restent largement en deçà de ce qui est nécessaire pour lutter contre les violences. D’abord, il reste beaucoup de choses à améliorer concernant la protection des victimes. Puis nous désirons aussi faciliter les plaintes, et, pour cela, il faut mettre en place des cadres très protégés où les victimes ne sont plus exposées aux agresseurs et à des maltraitances policières, judiciaires et médicales.
Il faut arrêter de mener l’enquête à charge contre les victimes et se focaliser plus sur la stratégie des agresseurs…
Enfin, il n’y a pour l’instant aucune mesure qui améliorerait les soins aux victimes de violences si ce n’est la référence au groupe de travail de la Miprof (mission interministérielle de protection des femmes et de lutte contre la traite des êtres humains), dont je fais partie sur la formation initiale et continue des médecins.
Certes, les 2 et 3 septembre derniers, un colloque a été organisé par le ministère sur le soin aux victimes, et c’était une première. J’y suis intervenue, nous verrons ce qui sera proposé ensuite.
Actuellement les victimes n’ont pas accès à des soins adaptés. Il faudrait qu’il y ait dans chaque département un centre de soins gratuits dédié aux victimes et des réseaux de prise en charge avec des professionnels formés et compétents, cela ne représente pas énormément d’argent en plus.
Il est difficile pour la victime d’arriver jusqu’au tribunal et, une fois parvenue en justice, les peines ne semblent pas être à la hauteur des violences subies…
Muriel Salmona : Effectivement, elles ne sont pas assez dissuasives. Un exemple parlant : les peines de harcèlements sexuels vont de deux à trois ans, alors que si l’on vole un scooter, on risque plus ! Or, si les victimes pouvaient enfin porter plainte, si leurs plaintes étaient réellement prises en compte, si elles étaient reconnues et correctement soignées, et si la loi était appliquée, moins d’hommes se permettraient de violenter les femmes. Aussi, une grande campagne de communication gouvernementale s’adressant aux agresseurs permettrait de réduire ces actes de violence. Car définir les violences, expliquer leurs conséquences, dire haut et fort qu’elles sont interdites et les peines encourues si l’on transgresse la loi, c’est important. En aidant à libérer la parole des victimes, en les soignant et en réduisant l’impunité de ce crime, notre société produira moins d’agresseurs.
À quoi ressemblerait une société idéale ?
Muriel Salmona : Le monde meilleur auquel j’aspire, au travers de mon combat, est celui où les relations hommes-femmes seraient enfin débarrassées de toute domination et de toute violence, et où les enfants seraient enfin en sécurité. Si l’on réussit à améliorer l’égalité des droits et à lutter efficacement contre toutes les violences, les femmes pourront vivre sans peur, chez elles, au travail, dans la rue, de nuit comme de jour, et mener la vie qu’elles souhaitent.
Entretien réalisé par Anna Musso, le 6 Septembre 2013.
Muriel Salmona : Malheureusement, les chiffres sont catastrophiques. Toutes les enquêtes le montrent, les victimes sont issues de tous les milieux sociaux et de toutes les catégories professionnelles, et les violences sexuelles sont commises essentiellement par des hommes, par des proches ou quelqu’un de connu par la victime dans 80 % des cas. Malgré le Mouvement de libération des femmes (MLF) et les progrès en matière d’égalité ces quarante dernières années, nous sommes encore loin du compte concernant les violences, les discriminations et les inégalités subies par les femmes en France.
Concernant les violences conjugales, 10 % des femmes en ont subi dans l’année écoulée ; pour les viols, les chiffres sont aussi effrayants : 75 000 femmes sont violées par an, et plus de 150 000 si l’on rajoute les mineures ! Une femme meurt tous les deux jours et demi sous les coups de son conjoint en France. Ces chiffres ne se sont pas améliorés, ils ont même augmenté.
Nous vivons une réalité absolument impensable dans une société comme la nôtre.
Vous voulez dire que notre société se rend complice de ces violences, en n’écoutant pas assez les victimes et en ne les protégeant pas ?
Muriel Salmona : La réalité des violences sexuelles est l’objet d’un déni massif. Notre société se préoccupe peu des violences subies par les femmes et ne fait rien ou presque pour les dénoncer, poursuivre les agresseurs, ni aider les victimes ! De ce fait, il existe une loi du silence incroyable puisque moins de 8 % des femmes violées osent porter plainte : seuls 2 % des viols conjugaux et des violences sexuelles intrafamiliales font l’objet de plaintes. Et au final, ces plaintes aboutissent à seulement 1,5 à 2 % de condamnations en justice, et la plupart des viols sont transformés en agressions sexuelles !
La gravité de ce crime n’est pas réellement prise en compte dans notre société et l’impunité règne. De plus, les droits essentiels des victimes à la sécurité et aux soins ne sont pas respectés. Les femmes en danger bénéficient rarement d’une protection efficace. Une récente étude montre qu’en Île-de-France 67 % des femmes interrogées ont peur dans les transports en commun, dans leur quartier le soir, ou à leur domicile, contre 34 % des hommes.
Vous montrez aussi que le lieu de travail est un endroit privilégié des agressions sexuelles en France…
Muriel Salmona : C’est sur le lieu de travail que 4,7 % des viols et 25 % des agressions sexuelles sont commis. Selon les statistiques européennes, les univers du soin sont les lieux où il y a le plus de violences sexuelles, avec ceux de la restauration et de l’hôtellerie. Cette grande violence sexuelle et sexiste au travail est particulière à la France. Elle se déroule en toute impunité, sous le couvert d’une « séduction à la française », « d’humour », ou parce que ce serait, selon des expressions machistes couramment utilisées, la « faute » des femmes elles-mêmes, de leur tenue, de leur comportement jugé « inconscient » ou « provocateur »…
Vous insistez sur le fait que ces violences n’ont rien à voir avec le désir, la sexualité masculine ou la séduction… De quel registre relèvent-elles ?
Muriel Salmona : Désirer et aimer sont le contraire d’instrumentaliser une personne pour son propre compte. Les violences sexuelles sont des armes pour détruire l’autre, le soumettre et le réduire à l’état d’objet et d’esclave. Ce sont les violences qui entraînent le plus de traumatismes psychiques. Elles font partie de la mise en place de la domination masculine et de la volonté d’exclure les femmes de divers univers, dont celui du marché du travail et des postes à responsabilité. Les stéréotypes sexistes voudraient faire croire que la sexualité masculine a des besoins incontrôlables qui doivent et ont le droit de s’exercer sur la femme.
Comment analysez-vous cette loi du silence qui est même relayée par les acteurs médico-sociaux ?
Muriel Salmona : Dans l’univers médico-social, il existe une tolérance des violences envers les femmes et, même s’il y a une féminisation du secteur médical, la majorité des personnes ayant des postes à haute responsabilité sont des hommes soucieux pour la plupart de conserver leurs privilèges patriarcaux. Puis, en médecine, la souffrance psychologique issue de violences est l’objet de déni ou de mépris. En France, alors que depuis presque trente ans on sait reconnaître et traiter les conséquences psychotraumatiques des violences, celles-ci ne sont toujours pas enseignées pendant les études de médecine !
Et pourtant, vous montrez combien les conséquences de cette loi du silence et de ce manque de prise en charge sont lourdes pour les victimes…
Muriel Salmona : Elles sont dramatiques, parce que non seulement les victimes ne sont pas repérées, donc on ne leur donne pas la protection et les soins qu’elles devraient recevoir, mais en plus elles sont culpabilisées. Elles se retrouvent isolées, souvent exclues, voire marginalisées, à subir de nouvelles violences.
Alors que les soins sont efficaces, la plupart des victimes n’en bénéficient pas et développent des symptômes traumatiques, qui les poursuivent tout au long de leur vie. Lorsque personne ne vient à leur secours, et ne rétablit du sens et de l’humain, tous les systèmes de défenses psychologiques sont mis à mal.
La victime, lors des violences, éprouve un stress si important que des mécanismes neurobiologiques de survie se mettent en place au prix de l’installation d’une dissociation et d’un grave trouble de la mémoire, appelé la mémoire traumatique. C’est une mémoire qui, comme une bombe à retardement, fait revivre toutes les violences subies et la mise en scène terrorisante et culpabilisante créée par l’agresseur.
C’est une torture qui oblige les victimes à mettre en place des stratégies de survie coûteuses pour leur santé et leur estime de soi (conduites d’évitement et conduites à risque pour s’anesthésier : mises en danger, addictions). L’absence de prise en charge est donc une perte de chance considérable pour la victime et un véritable scandale de santé publique.
Justement, les politiques ont-ils conscience de leurs rôles ? Existe-t-il assez de lois contre les violences faites aux femmes ?
Muriel Salmona : C’est très particulier, nous possédons un système de lois assez complet… mais qui n’est pas appliqué ! Par exemple, nous avons une définition du viol dans nos textes, mais, en pratique, le viol n’est jamais reconnu comme tel. Il existe un nombre incalculable d’affaires classées ou de non-lieux faute de rechercher des éléments de preuve et des faisceaux d’indices pouvant qualifier suffisamment le viol…
Que préconisez-vous pour que ces affaires soient jugées plus efficacement et que les victimes soient enfin reconnues et aidées ?
Muriel Salmona : Il est urgent d’améliorer la formation de tous les professionnels rencontrés par les victimes : des policiers aux juges et aux procureurs, en passant par les soignants et les enquêteurs, tous doivent posséder une meilleure connaissance de la réalité des violences et des traumatismes des victimes pour ne pas passer à côté d’elles. Ils doivent pouvoir reconnaître les symptômes présentés par la victime comme des éléments de preuve et non comme des éléments disqualifiant leur parole. Je pense, par exemple, à la sidération qui empêche la victime de réagir, aux troubles de la mémoire et aux conduites d’évitement qui l’empêchent de parler, aux symptômes dissociatifs, où elle semble déconnectée et peut raconter avec détachement des violences graves qu’elle a subies. En tant que professionnels, ils ne doivent pas se méprendre sur l’apparente « bonne réaction » des victimes ou croire qu’elles leur mentent, celles qui semblent le moins touchées peuvent, au contraire, se trouver dans un profond état de dissociation et d’anesthésie émotionnelle générées par leurs agressions.
Comment analysez-vous le rôle de la société sur les stéréotypes liés aux femmes ?
Muriel Salmona : Je pense qu’il faut en finir avec la vision pornographique de la sexualité que nous imposent la société et l’industrie du porno. Nous sommes contaminés par une vision instrumentalisant les femmes, censées aimer des actes sexuels violents ou humiliants. Le porno érige en norme le fait que les femmes soient des corps à la disposition des hommes. Il est aussi globalement considéré « normal » que la sexualité masculine soit irrépressible et violente, ce qui aurait pour conséquence également « normale » que ce sont les femmes qui doivent la contrôler en faisant attention à leur comportement !
Le Collectif national pour les droits des femmes (CNDF) se bat depuis plusieurs années pour le vote d’une loi-cadre contre les violences faites aux femmes. Lundi 16 septembre, un projet de loi pour l’égalité entre les femmes et les hommes va être présenté au Sénat par la ministre des Droits des femmes, Najat Vallaud-Belkacem. En l’état, ce texte vous paraît-il suffisant ?
Muriel Salmona : Najat Vallaud-Belkacem avait présenté, le 3 juillet dernier en Conseil des ministres, le projet de loi-cadre pour l’égalité entre les femmes et les hommes. Ce texte présente un volet sur la protection des femmes victimes de violences, dans lequel on retrouve des mesures phares, comme renforcer le dispositif d’ordonnance de protection et généraliser le téléphone grand danger au 1er janvier 2014.
L’ensemble de ces mesures représentent une réelle avancée, mais restent largement en deçà de ce qui est nécessaire pour lutter contre les violences. D’abord, il reste beaucoup de choses à améliorer concernant la protection des victimes. Puis nous désirons aussi faciliter les plaintes, et, pour cela, il faut mettre en place des cadres très protégés où les victimes ne sont plus exposées aux agresseurs et à des maltraitances policières, judiciaires et médicales.
Il faut arrêter de mener l’enquête à charge contre les victimes et se focaliser plus sur la stratégie des agresseurs…
Enfin, il n’y a pour l’instant aucune mesure qui améliorerait les soins aux victimes de violences si ce n’est la référence au groupe de travail de la Miprof (mission interministérielle de protection des femmes et de lutte contre la traite des êtres humains), dont je fais partie sur la formation initiale et continue des médecins.
Certes, les 2 et 3 septembre derniers, un colloque a été organisé par le ministère sur le soin aux victimes, et c’était une première. J’y suis intervenue, nous verrons ce qui sera proposé ensuite.
Actuellement les victimes n’ont pas accès à des soins adaptés. Il faudrait qu’il y ait dans chaque département un centre de soins gratuits dédié aux victimes et des réseaux de prise en charge avec des professionnels formés et compétents, cela ne représente pas énormément d’argent en plus.
Il est difficile pour la victime d’arriver jusqu’au tribunal et, une fois parvenue en justice, les peines ne semblent pas être à la hauteur des violences subies…
Muriel Salmona : Effectivement, elles ne sont pas assez dissuasives. Un exemple parlant : les peines de harcèlements sexuels vont de deux à trois ans, alors que si l’on vole un scooter, on risque plus ! Or, si les victimes pouvaient enfin porter plainte, si leurs plaintes étaient réellement prises en compte, si elles étaient reconnues et correctement soignées, et si la loi était appliquée, moins d’hommes se permettraient de violenter les femmes. Aussi, une grande campagne de communication gouvernementale s’adressant aux agresseurs permettrait de réduire ces actes de violence. Car définir les violences, expliquer leurs conséquences, dire haut et fort qu’elles sont interdites et les peines encourues si l’on transgresse la loi, c’est important. En aidant à libérer la parole des victimes, en les soignant et en réduisant l’impunité de ce crime, notre société produira moins d’agresseurs.
À quoi ressemblerait une société idéale ?
Muriel Salmona : Le monde meilleur auquel j’aspire, au travers de mon combat, est celui où les relations hommes-femmes seraient enfin débarrassées de toute domination et de toute violence, et où les enfants seraient enfin en sécurité. Si l’on réussit à améliorer l’égalité des droits et à lutter efficacement contre toutes les violences, les femmes pourront vivre sans peur, chez elles, au travail, dans la rue, de nuit comme de jour, et mener la vie qu’elles souhaitent.
Entretien réalisé par Anna Musso, le 6 Septembre 2013.
Lutter sur tous les fronts :
Psychiatre-psychothérapeute, chercheuse et formatrice en psychotraumatologie et en victimologie, Muriel Salmona a fait de son métier une lutte. En 2009, elle fonde l’association Mémoire traumatique et victimologie [2], dont elle est la présidente. Objectif : améliorer l’identification, la protection et la prise en charge des victimes. La chercheuse travaille aussi en partenariat avec des associations féministes (AVFT, CFCV, Femmes Solidaires, etc.) et d’aide aux victimes de violences, ainsi qu’avec l’Observatoire de lutte contre les violences envers les femmes du 93, les délégations aux droits des femmes et à l’égalité et les Cnidff. Elle a publié de nombreux articles dans des revues et sur ses blogs [3], et participé à plusieurs ouvrages collectifs. Dans le Livre noir des violences sexuelles, elle dénonce l’absence de reconnaissance de l’impact des violences sur les victimes et de prise en charge globale médicale, sociale et judiciaire, qu’elle qualifie de scandale de santé publique.
Psychiatre-psychothérapeute, chercheuse et formatrice en psychotraumatologie et en victimologie, Muriel Salmona a fait de son métier une lutte. En 2009, elle fonde l’association Mémoire traumatique et victimologie [2], dont elle est la présidente. Objectif : améliorer l’identification, la protection et la prise en charge des victimes. La chercheuse travaille aussi en partenariat avec des associations féministes (AVFT, CFCV, Femmes Solidaires, etc.) et d’aide aux victimes de violences, ainsi qu’avec l’Observatoire de lutte contre les violences envers les femmes du 93, les délégations aux droits des femmes et à l’égalité et les Cnidff. Elle a publié de nombreux articles dans des revues et sur ses blogs [3], et participé à plusieurs ouvrages collectifs. Dans le Livre noir des violences sexuelles, elle dénonce l’absence de reconnaissance de l’impact des violences sur les victimes et de prise en charge globale médicale, sociale et judiciaire, qu’elle qualifie de scandale de santé publique.
[1] Le Livre noir des violences sexuelles.
Éditions Dunod, 2013.