domingo, 19 de abril de 2009

Blog Mezetule de Katherine Kinstler.

La laïcité et les "valeurs"
par Jean-Michel Muglioni
En ligne le 24 mars 2009

La remise en cause de la laïcité est aujourd’hui plus profonde qu’il n’y paraît : on voudrait que sur le territoire tout le monde adopte les mêmes « valeurs » et l’on impose aux nouveaux arrivants de les professer. C’est revenir à la direction de conscience. Chacun en effet est seul juge de ce à quoi il accorde ou non un prix, et l’obéissance à la loi ne requiert pas qu’on renonce à cette liberté.

Respect d’estime et respect d’établissement
Pascal demandait à un jeune duc de ne pas prendre le respect d’établissement qui lui était dû pour un respect d’estime, et de ne pas exiger qu’on l’estime pour son rang. Il serait absurde de s’incliner devant Archimède dont on estime l’intelligence et le génie mathématique, de même il est absurde de croire qu’on doive estimer un grand seigneur qu’on salue et devant lequel on s’efface. Faire la révérence n’impose pas de croire que la noblesse est une grandeur réelle. Elle est d’établissement, c’est-à-dire instituée par les hommes et non naturelle. Louis XIV craignait les jansénistes pour des raisons qui n’étaient pas seulement religieuses : les hommes de pouvoir veulent être estimés. La lucidité pascalienne choque toujours. De même on reproche à Descartes son « conformisme ». Or se donner, comme lui, pour maxime d’obéir aux lois et aux coutumes de son pays, c’est distinguer radicalement l’obéissance et l’approbation. Faudrait-il sacraliser le régime politique sous lequel le hasard nous a fait naître ?

Ne pas sacraliser l’ordre
Pascal donc n’accordait à la noblesse qu’un respect d’établissement. Il savait qu’elle n’est pas une grandeur réelle ou naturelle. Pourquoi devrait-on aujourd’hui approuver l’ordre politique, économique et social et croire en ce que ses défenseurs appellent les « valeurs » de la République ? Les décisions prises à la quasi unanimité par un vote m’obligeraient-elles plus que celles d’un roi à tenir en conscience pour sensé ce que je tiens pour absurde ? Une certaine façon de pratiquer la démocratie revient à imposer un respect d’estime à ce qui relève seulement du respect d’établissement. Ainsi l’élection du président de la république au suffrage universel sacralise sa fonction et invite le peuple à se donner un maître. Demandez à des élèves ou des étudiants, demandez à qui vous voulez autour de vous qui est le souverain en France, on vous répondra, c’est le cas depuis plus de quarante ans : « le Président de la République ». Et même un ministre chargé de l’enseignement scolaire trouvait naguère ridicule que parle encore le langage du XVIII° siècle un défenseur de l’idée républicaine qui utilisait l’expression de souveraineté populaire. Etre citoyen français requiert-il donc qu’on renonce à juger de telles mœurs politiques ? Non, il suffit de respecter l’ordre établi, simplement parce que c’est l’ordre établi, d’un respect extérieur, sans aucune estime ou approbation. Et même avec la part de mépris qui convient.

Fonder l’obéissance à la loi sur la reconnaissance de « valeurs » ruine la paix civile
Or il faudrait pour acquérir la nationalité française ou même vivre en France qu’on adhère à ce qu’on appelle les « valeurs » du pays. Que veut dire l’expression « accepter les valeurs fondamentales de la république » ? Ou encore cette proposition, qui figure aussi dans le contrat d’accueil et d’intégration des étrangers : « La France et les Français sont attachés à une histoire, à une culture et à certaine valeurs fondamentales. Pour vivre ensemble, il est nécessaire de les connaître et de les respecter » ? Comme si un Français de naissance avait dû faire pareille allégeance ! Depuis quand l’obéissance aux lois doit-elle être fondée sur des croyances ? Car ces « valeurs » ne sont rien d’autre que ce qu’à un moment donné tels partis ou même l’opinion du plus grand nombre nous disent qu’il faut estimer ou tenir pour précieux. Lorsque les autorités de l’Etat veulent imposer par leur discours et leur attitude un système de « valeurs », elles perdent toute autorité. Il n’y a pas d’ordre public possible si le respect des lois requiert l’approbation de « valeurs ». Qu’arriverait-il en effet si chacun devait fonder son obéissance sur sa croyance en leur valeur réelle ? Le plus grand désordre. Ou bien c’est l’oppression : comment, en effet, savoir ce que croit un homme et s’il y croit sincèrement, puisqu’aucun comportement extérieur ne permet d’en juger ? Il faut l’inquisition pour enquêter sur ses « valeurs ». Imposer à quiconque acquiert la nationalité française d’adhérer à des « valeurs » quelles qu’elles soient, c’est exiger un respect naturel à des grandeurs d’établissement, c’est une injustice. Et c’est du même coup faire du mensonge une nécessité : exiger un acquiescement intérieur « sape [une] constitution politique et la rend incertaine » (1). Kant mettait en ces termes en garde contre la confusion de l’Eglise et de l’Etat. La contrainte n’a aucun sens en matière de croyance religieuse, et ne peut s’exercer légitimement que dans le cadre du droit, qui règle les rapports extérieurs des hommes entre eux et non les consciences. Il sanctionne par exemple le vol, mais il n’a pas à chercher si faisant le juste prix un commerçant agit par intérêt et non par honnêteté : il ne sonde pas les âmes. Telle est aussi la vérité de la laïcité.

La liberté de vivre selon ses propres « valeurs »
Qu’une Eglise, un parti ou une Nation fassent prévaloir ses « valeurs » sur le droit, c’est l’intolérance. La laïcité n’est pas une « valeur » mais ce par quoi la République garantit la liberté de conscience, c’est-à-dire le droit de tout citoyen d’apprécier toute chose selon son propre jugement, pourvu qu’il respecte les lois, ou encore, pour parler le jargon contemporain, le droit d’avoir les « valeurs » qu’il veut. L’un peut se consacrer aux affaires, l’autre à la recherche scientifique ou littéraire, tel autre peut entrer dans les ordres et renoncer aux biens de ce monde. Faut-il que les manuels de philosophie, comme autrefois, défendent les « valeurs » de la famille et enseignent que le célibataire est un être antisocial (2) ? Chacun est libre de croire ce qu’il veut et de participer à un débat sur ce qui vaut quelque chose ou ne vaut rien. Mais la loi ou le pouvoir exécutif ne sauraient imposer des « valeurs ». Par exemple la volonté officiellement déclarée d’apprendre aux enfants à considérer l’entreprise comme une « valeur » est une atteinte à la laïcité (3). Pourquoi ne pas ordonner aux maîtres de leur faire l’éloge de la vie religieuse et de l’ascétisme monacal ? Il y a une cohérence remarquable dans la remise en cause récente de la laïcité, l’apologie de l’argent et la défense des « valeurs ».

Valeur et vérité
Le seul vrai bien est la liberté intérieure du jugement, disaient les stoïciens, car tout ce à quoi nous tenons ne vaut rien si nous ne savons pas en juger. Les défenseurs des « valeurs » appellent « valeurs » ce à quoi ils tiennent, et ils les défendent parce qu’ils savent qu’elles n’existent que par leur « attachement », c’est-à-dire par la force de leurs préjugés. Mais penser n’est pas adhérer à des « valeurs », c’est les soumettre à la critique. Par exemple il y a façon et façon d’entendre le travail, la famille et la patrie, c’est-à-dire de comprendre ce que signifient ces notions. Georges Canguilhem a plus que quiconque respecté le travail ; il était patriote, et autant qu’on puisse connaître la vie privée d’un homme, il a mené une vie de famille ordinaire. En 1940 il a refusé d’enseigner la philosophie dans un lycée, écrivant au Maréchal Pétain qu’il n’avait pas passé l’agrégation de philosophie pour le servir et enseigner travail, famille, patrie. Son acte exemplaire, qui supposait alors un réel courage, ne s’explique pas seulement par les circonstances exceptionnelles. Un homme libre, s’il veut apprendre à penser à ses enfants, refuse de leur inculquer des « valeurs » qui ne procéderaient pas de leur libre jugement. Il tâche d’éveiller en eux l’exigence de vérité. Pascal était un esprit libre, mais il vivait au temps de La Princesse de Clèves.


© Mezetulle et Jean-Michel Muglioni, 2009.

1 - Kant, La religion dans les limites de la simple raison, III, I° section, I, AK VI 96.
2 - J’ai lu cela autrefois dans un vieux Cuvillier, qui passait pour un manuel de gauche.
3 - L’ouverture de l’école sur la vie préparait une telle révolution.