DÉMOCRATIE, (
Droit polit.) [Droit politique] Jaucourt (Page
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DÉMOCRATIE, s. f. (
Droit polit.) est une des
formes simples de gouvernement, dans lequel le peuple
en corps a la souveraineté. Toute république où
la souveraineté réside entre les mains du peuple,
est une
démocratie; & si la souveraine puissance se
trouve entre les mains d'une partie du peuple seulement,
c'est une aristocratie.
Voy.
Aristocratie.
Quoique je ne pense pas que la démocratie soit la
plus commode & la plus stable forme du gouvernement;
quoique je sois persuadé qu'elle est desavantageuse
aux grands états, je la crois néanmoins une
des plus anciennes parmi les nations qui ont suivi
comme équitable cette maxime:
« Que ce à quoi
les membres de la société ont intérêt, doit être
administré par tous en commun ».
L'équité naturelle
qui est entre nous, dit Platon, parlant d'Athenes sa patrie, fait que nous cherchons dans notre
gouvernement une égalité qui soit conforme à la loi,
& qu'en même tems nous nous soûmettons à ceux
d'entre nous qui ont le plus de capacité & de sagesse.
Il me semble que ce n'est pas sans raison que les
démocraties se vantent d'être les nourrices des grands
hommes. En effet, comme il n'est personne dans
les gouvernemens populaires qui n'ait part à l'administration
de l'état, chacun selon sa qualité &
son mérite; comme il n'est personne qui ne participe
au bonheur ou au malheur des évenemens, tous les
particuliers s'appliquent & s'intéressent à l'envi au
bien commun, parce qu'il ne peut arriver de révolutions
qui ne soient utiles ou préjudiciables à tous:
de plus, les démocraties élevent les esprits, parce
qu'elles montrent le chemin des honneurs & de la
gloire, plus ouvert à tous les citoyens, plus accessible
& moins limité que sous le gouvernement de
peu de personnes, & sous le gouvernement d'un
seul, où mille obstacles empêchent de se produire.
Ce sont ces heureuses prérogatives des démocraties
qui forment les hommes, les grandes actions, & les
vertus héroïques. Pour s'en convaincre, il ne faut
que jetter les yeux sur les républiques d'Athènes &
de Rome, qui par leur constitution se sont élevées
au - dessus de tous les empires du monde. Et par - tout
où l'on suivra leur conduite & leurs maximes, elles
produiront à peu - près les mêmes effets.
Il n'est donc pas indifférent de rechercher les lois
fondamentales qui constituent les démocraties, & le
principe qui peut seul les conserver & les maintenir;
c'est ce que je me propose de crayonner ici.
Mais avant que de passer plus avant, il est nécessaire
de remarquer que dans la démocratie chaque
citoyen n'a pas le pouvoir souverain, ni même une
partie; ce pouvoir réside dans l'assemblée générale
du peuple convoqué selon les lois. Ainsi le peuple,
dans la démocratie, est à certains égards souverain,
à certains autres il est le sujet. Il est souverain par
ses suffrages, qui sont ses volontés; il est sujet, en
tant que membre de l'assemblée revêtue du pouvoir
souverain. Comme donc la démocratie ne se forme
proprement que quand chaque citoyen a remis à
une assemblée composée de tous, le droit de régler
toutes les affaires communes; il en résulte diverses
choses absolument nécessaires pour la constitution
de ce genre de gouvernement.
1°. Il faut qu'il y ait un certain lieu & de certains
tems réglés, pour délibérer en commun des affaires
publiques; sans cela, les membres du conseil souverain
pourroient ne point s'assembler du tout, &
alors on ne pourvoiroit à rien; ou s'assembler en divers
tems & en divers lieux, d'où il naîtroit des factions
qui romproient l'unité essentielle de l'état.
2°. Il faut établir pour regle, que la pluralité des
suffrages passera pour la volonté de tout le corps;
autrement on ne sauroit terminer aucune affaire,
parce qu'il est impossible qu'un grand nombre de personnes
se trouvent toûjours du même avis.
3°. Il est essentiel à la constitution d'une démocratie, qu'il y ait des magistrats qui soient chargés de
convoquer l'assemblée du peuple dans les cas extraordinaires,
& de faire exécuter les decrets de l'assemblée
souveraine. Comme le conseil souverain ne
peut pas toûjours être sur pié, il est évident qu'il
ne sauroit pourvoir à tout par lui - même; car, quant
à la pure démocratie, c'est - à - dire, celle où le peuple
en soi - même & par soi - même fait seul toutes les fonctions
du gouvernement, je n'en connois point de
telle dans le monde, si ce n'est peut - être une bicoque,
comme San - Marino en Italie, où cinq cents
paysans gouvernent une misérable roche dont personne
n'envie la possession.
4°. Il est nécessaire à la constitution démocratique
de diviser le peuple en de certaines classes, &
c'est de - là qu'a toûjours dépendu la durée de la démocratie, & sa prospérité. Solon partagea le peuple
d'Athenes en quatre classes. Conduit par l'esprit de
démocratie, il ne fit pas ces quatre classes pour fixer
ceux qui devoient élire, mais ceux qui pouvoient
être élûs; & laissant à chaque citoyen le droit de
suffrage, il voulut que dans chacune de ces quatre
classes on pût élire des juges, mais seulement des
magistrats dans les trois premieres, composées des
citoyens aisés.
Les lois qui établissent le droit du suffrage, sont
donc fonda mentales dans ce gouvernement. En effet,
il est aussi important d'y regler comment, par
qui, à qui, sur quoi les suffrages doivent être donnés,
qu'il l'est dans une monarchie de savoir quel est
le monarque, & de quelle maniere il doit gouverner.
Il est en même tems essentiel de fixer l'âge, la qualité,
& le nombre de citoyens qui ont droit de suffrage;
sans cela on pourroit ignorer si le peuple a parlé,
ou seulement une partie du peuple.
La maniere de donner son suffrage, est une autre
loi fondamentale de la démocratie. On peut donner
son suffrage par le sort ou par le choix, & même
par l'un & par l'autre. Le sort laisse à chaque citoyen
une espérance raisonnable de servir sa patrie;
mais comme il est défectueux par lui - même, les
grands législateurs se sont toûjours attachés à le corriger.
Dans cette vûe, Solon régla qu'on ne pourroit
élire que dans le nombre de ceux qui se presenteroient;
que celui qui auroit été élû, seroit examiné
par des juges, & que chacun pourroit l'accuser
sans être indigne. Cela tenoit en même tems du sort
& du choix. Quand on avoit fini le tems de sa magistrature,
il falloit essuyer un autre jugement sur la
maniere dont on s'étoit comporté. Les gens sans capacité,
observe ici M. de Montesquieu, devoient
avoir bien de la répugnance à donner leur nom pour
être tirés au sort.
La loi qui fixe la maniere de donner son suffrage,
est une troisieme loi fondamentale dans la démocratie.
On agite à ce sujet une grande question, je veux dire
si les suffrages doivent être publics ou secrets; car
l'une & l'autre méthode se pratique diversement
dans différentes démocraties. Il paroit qu'ils ne sauroient
être trop secrets pour en maintenir la liberté,
ni trop publics pour les rendre authentiques, pour
que le petit peuple soit éclairé par les principaux, &
contenu par la gravité de certains personnages. A
Genêve, dans l'élection des premiers magistrats, les
citoyens donnent leurs suffrages en public, & les
écrivent en secret; ensorte qu'alors l'ordre est maintenu
avec la liberté.
Le peuple qui a la souveraine puissance, doit faire
par lui même tout ce qu'il peut bien faire; & ce qu'il
ne peut pas bien faire, il faut qu'il le fasse par ses
ministres: or les ministres ne sont point à lui, s'il
ne les nomme. C'est donc une quatrieme loi fondamentale
de ce gouvernement, que le peuple nomme
ses ministres, c'est - à - dire ses magistrats. Il a besoin
comme les monarques, & même plus qu'eux, d'être
conduit par un conseil ou sénat: mais pour qu'il
y ait confiance, il faut qu'il en élise les membres,
soit qu'il les choisisse lui - même, comme à Athenes,
ou par quelque magistrat qu'il a établi pour les élire, ainsi que cela se pratiquoit à Rome dans quelques
occasions. Le peuple est très - propre à choisir
ceux à qui il doit confier quelque partie de son
autorité. Si l'on pouvoit douter de la capacité qu'il
a pour discerner le mérite, il n'y auroit qu'à se rappeller
cette suite continuelle de choix excellens que
firent les Grecs & les Romains: ce qu'on n'attribuera
pas sans doute au hasard. Cependant comme la
plûpart des citoyens qui ont assez de capacité pour
élire, n'en ont pas assez pour être élûs; de même le
peuple, qui a assez de capacité pour se faire rendre
compte de la gestion des autres, n'est pas propre à
gérer par lui - même, ni à conduire les affaires, qui
aillent avec un certain mouvement qui ne soit ni
trop lent ni trop vîte. Quelquefois avec cent mille
bras il renverse tout; quelquefois avec cent mille
piés, il ne va que comme les insectes.
C'est enfin une loi fondamentale de la démocratie, que le peuple soit législateur. Il y a pourtant
mille occasions où il est nécessaire que le sénat puisse
statuer; il est même souvent à - propos d'essayer une
loi avant que de l'etablir. La constitution de Rome
& celle d'Athenes étoient très - sages: les arrêts du
sénat avoient force de loi pendant un an; ils ne devenoient
perpétuels que par la volonté du peuple:
mais quoique toute démocratie doive nécessairement
avoir des lois écrites, des ordonnances, & des réglemens
stables, cependant rien n'empêche que le
peuple qui les a donnés, ne les révoque, ou ne les
change toutes les fois qu'il le croira nécessaire, à
moins qu'il n'ait juré de les observer perpétuellement;
& même en ce cas - là, le serment n'oblige
que ceux des citoyens qui l'ont eux - mêmes prété.
Telles sont les principales lois fondamentales de
la démocratie. Parlons à présent du ressort, du principe
propre à la conservation de ce genre de gouvernement.
Ce principe ne peut être que la vertu, & ce
n'est que par elle que les démocraties se maintiennent.
La vertu dans la démocratie est l'amour des lois & de
la patrie: cet amour demandant un renoncement à
soi - même. une préférence continuelle de l'intérêt
public au sien propre, donne toutes les vertus particulieres;
elles ne sont que cette préférence. Cet
amour conduit à la bonté des moeurs, & la bonté
des moeurs mene à l'amour de la patrie; moins nous
pouvons satisfaire nos passions particulieres, plus
nous nous livrons aux generales.
La vertu dans une démocratie, renferme encore
l'amour de l'égalité & de la frugalité; chacun ayant
dans ce gouvernement le même bonheur & les mêmes
avantages, y doit gouter les mêmes plaisirs, &
former les mêmes espérances: choses qu'on ne peut
attendre que de la frugalité générale. L'amour de
l'égalité borne l'ambition au bonheur de rendre de
plus grands services à sa patrie, que les autres citoyens.
Ils ne peuvent pas lui rendre tous des services
égaux, mais ils doivent également lui en rendre.
Ainsi les distinctions y naissent du principe de
l'égalité, lors même qu'elle paroît ôtée par des services
heureux, & par des talens supérieurs. L'amour
de la frugalité borne le desir d'avoir à l'attention que
demande le nécessaire pour sa famille, & même le
superflu pour sa patrie.
L'amour de l'egalité & celui de la frugalité sont
extrèmement excités par l'égalité & la frugalité même,
quand on vit dans un état où les lois établissent
l'un & l'autre. Il y a cependant des cas ou l'égalité
entre les citoyens peut être ôtée dans la démocratie,
pour l'utilité de la démocratie.
Les anciens Grecs pénétrés de la nécessité que les
peuples qui vivoient sous un gouvernement populaire,
fussent élevés dans la pratique des vertus nécessaires
au maintien des démocraties, firent pour inspirer
ces vertus, des institutions singulieres. Quand vous
lisez dans la vie de Lycurgue les lois qu'il donna aux
Lacédémoniens, vous croyez lire l'histoire des
Sévarambes. Les lois de Crete étoient l'original de
celles de Lacédémone, & celles de Platon en étoient
la correction.
L'éducation particuliere doit encore être extrèmement
attentive à inspirer les vertus dont nous
avons parlé; mais pour que les enfans les puissent
avoir, il y a un moyen sûr, c'est que les peres les
ayent eux - mêmes. On est ordinairement le maître
de donner à ses enfans ses connoissances; on l'est encore
plus de leur donner ses passions: si cela n'arrive
pas, c'est que ce qui a été fait dans la maison paternelle
est détruit par les impressions du dehors.
Ce n'est point le peuple naissant qui dégénere; il
ne se perd que lorsque les hommes faits sont déjà
corrompus.
Le principe de la démocratie se corrompt, lorsque
l'amour des lois & de la patrie commence à dégénérer,
lorsque l'éducation générale & particuliere sont
négligées, lorsque les desirs honnêtes changent d'objets,
lorsque le travail & les devoirs sont appellés
des gênes; dès - lors l'ambition entre dans les coeurs
qui peuvent la recevoir, & l'avarice entre dans tous.
Ces vérités sont confirmées par l'histoire. Athenes
eut dans son sein les mêmes forces pendant qu'elle
domina avec tant de gloire, & qu'elle servit avec
tant de honte; elle avoit vingt mille citoyens lorsqu'elle défendit les Grees contre les Perses, qu'elle
disputa l'empire à Lacédémone, & qu'elle attaqua
la Sicile; elle en avoit vingt mille, lorsque Démétrius de Phalere les dénombra, comme dans un marché
l'on compte les esclaves. Quand Philippe osa
dominer dans la Grece, les Atheniens le craignirent
non pas comme l'ennemi de la liberté, mais des plaisirs.
Ils avoient fait une loi pour punir de mort celui
qui proposeroit de convertir aux usages de la guerre,
l'argent destiné pour les théatres.
Enfin le principe de la
démocratie se corrompt,
non - seulement lorsqu'on perd l'esprit d'égalité, mais
encore lorsqu'on prend l'esprit d'égalité extrème, &
que chacun veut être égal à celui qu'il choisit pour
lui commander: pour lors, le peuple ne pouvant
souffrir le pouvoir qu'il confie, veut tout faire par
lui - même, délibérer pour le sénat, exécuter pour
les magistrats, & dépouiller tous les juges. Cet
abus de la
démocratie se nomme avec raison une véritable
ochlocratie. Voyez ce mot. Dans cet abus, il
n'y a plus d'amour de l'ordre, plus de moeurs, en
un mot plus de vertu: alors il se forme des corrupteurs,
de petits tyrans qui ont tous les vices d'un
seul; bien - tôt un seul tyran s'éleve sur les autres,
& le peuple perd tout jusqu'aux avantages qu'il a cru
tirer de sa corruption.
Ce seroit une chose bienheureuse si le gouvernement
populaire pouvoit conserver l'amour de la vertu,
l'exécution des lois, les moeurs, & la frugalité;
s'il pouvoit éviter les deux excès, j'entens l'esprit
d'inégalité qui mene à l'aristocratie, & l'esprit d'égalité
extrème qui conduit au despotisme d'un seul:
mais il est bien rare que la démocratie puisse longtems
se préserver de ces deux écueils. C'est le sort
de ce gouvernement admirable dans son principe,
de devenir presque infailliblement la proie de l'ambition
de quelques citoyens, ou de celle des étrangers, & de passer ainsi d'une précieuse liberté dans
la plus grande servitude.
Voilà presque un extrait du livre de l'esprit des
lois sur cette matiere; & dans tout autre ouvrage
que celui - ci, il auroit suffi d'y renvoyer. Je laisse
aux lecteurs qui voudront encore porter leurs vûes
plus loin, à consulter le chevalier Temple, dans ses
oeuvres posthumes; le traité du gouvernement civil de
Locke, & le discours sur le gouvernement par Sidney.
Article de M. le Chevalier de Jaucourt.